Tout Canadien connaît la dualité : une grande partie du pays ressemble aux États-Unis, de la culture aux affaires. Une autre portion s’en distingue, ce qui n’est pas toujours évident de l’autre côté de la frontière.
Les DSI canadiens vivent tellement dans un contexte nord-américain — des fournisseurs aux partenaires commerciaux en passant par les tendances technologiques — qu’ils sont habitués à jongler avec les spécificités canadiennes et le contexte nord-américain. Ils ont aussi appris à traiter avec des fournisseurs et des partenaires qui ignorent parfois même la différence. Il reste qu’on peut facilement perdre de vue les aspects uniques de l’informatique canadienne.
CIO Canada s’est donc entretenu avec deux analystes de l’industrie basés ici, Tony Olvet de chez IDC et Chris Howard de Gartner, pour explorer le caractère unique de l’informatique canadienne — bon et mauvais. Voici les faits saillants.
[ Read the English version: “What’s different for Canadian CIOs” ]
L’énigme nord-américaine
La relation étroite et l’importante intégration transfrontalière ne sont pas les seules raisons qui rendent le caractère unique du Canada difficile à reconnaître pour les gens d’ailleurs. « Les Canadiens détestent être perçus comme différents du reste du monde en termes de technologie », dit Howard. Mais la confusion a aussi ses avantages : la technologie créée pour le vaste marché américain peut souvent être appliquée telle quelle au Canada ; surtout si elle tient compte de la langue française parlée dans le cinquième du pays (principalement mais non exclusivement au Québec). Cette adoption de la technologie « standard » (principalement américaine) signifie également que les talents en TI et en consultation peuvent provenir des États-Unis, et non seulement du Canada.
Mais les inconvénients surviennent lorsque cette technologie ne répond pas aux besoins canadiens spécifiques — exigences réglementaires, normes de confidentialité, contextes juridiques. Par contre, il est plus facile pour les Canadiens de travailler dans ou pour des organisations américaines, qui paient souvent mieux — ce qui présentent en revanche un défi de rétention pour notre industrie.
De nombreux dirigeants d’entreprises locales sont en outre américains, qu’ils vivent au Canada ou qu’ils gèrent une filiale ou une division canadienne depuis l’Amérique. « Il peut donc être difficile de différencier où s’arrête l’Américain et où commence le Canadien », dit Howard.
De plus, une forte proportion d’entreprises canadiennes sont des filiales américaines : « Il y a donc moins d’autonomie et peut-être moins d’adéquation locale », explique Olvet. « Pour les fournisseurs, nous avons plus tendance que les Américains à utiliser les plus gros, car un petit fournisseur a du mal à desservir le Canada ». Selon lui, cette situation rend aussi plus difficile pour les entreprises canadiennes d’adopter des innovations récentes et des méthodes de pointe.
Une échelle commerciale différente
La population canadienne représente environ un dixième de celle des États-Unis. Il s’agit donc d’une économie de marché intermédiaire, dit Olvet. Cela signifie qu’il n’y a pas beaucoup de très grandes entreprises dotées d’équipes informatiques autonomes, explique-t-il.
La taille moyenne des entreprises locales, et donc le manque d’autosuffisance informatique, est aggravé par le fait que bon nombre des plus grandes entreprises sont américaines : leurs équipes informatiques sont ainsi généralement centrées sur les États-Unis. Les grandes organisations canadiennes ont tendance à œuvrer dans les services financiers, gouvernementaux et dans les télécommunications.
Cette échelle intermédiaire s’applique également aux gouvernements, limitant leur capacité à être eux-mêmes des moteurs d’innovation. « Nous n’avons pas le fameux Department of Defense (ministère de la Défense) américain comme accélérateur », dit Olvet. Les recherches menées par ce puissant organisme sont à l’origine de centaines de technologies américaines qui ont longtemps alimenté la Silicon Valley, la route 128 de Boston et bien d’autres centres d’innovation d’outre-frontière. Toutes choses qui ont engendré la domination technologique des États-Unis.
Nos domaines informatiques uniques
En grande partie en raison de réglementations et normes distinctes, les technologies de l’information propres au Canada se concentrent dans les services financiers et gouvernementaux, rappelle Olvet.
Il existe également, et depuis longtemps, une concentration d’externalisation informatique dans la région de Moncton, au Nouveau-Brunswick, ce qui attire les multinationales comme Tata et PCS en raison des similitudes linguistiques et culturelles avec leurs clients américains. L’accès aux États-Unis est également plus facile, aussi bien physiquement que numériquement — grâce au fuseaux horaires semblables et à la proximité géographique, dit Howard. Halifax elle-même est en train de devenir un centre desservant les grandes multinationales, comme IBM.
De plus, nos importantes industries de produits de base — mines, foresterie, pétrole — offrent de solides possibilités pour les technologies de l’information, notamment à Calgary, dit Howard. Mais les entreprises de matières premières oscillent souvent entre récession et boom, et le développement informatique suit.
L’innovation dans les technologies canadiennes
Selon Howard, la plupart des entreprises d’ici « ne prennent pas beaucoup de risques, s’appuyant encore trop sur des technologies dépassées ». Ce conservatisme est particulièrement évident dans l’informatique gouvernementale, dit-il. « Nous sommes encore un peu en retard dans le passage au numérique », ajoute Olvet. Il fait remarquer que « de manière générale, les décideurs canadiens ont tendance à être allergiques au risque. Ils sont plus axés sur le partenariat informatique/secteurs d’activité et cycles de vente que sur l’innovation elle-même. »
Mais Howard considère que l’industrie canadienne des services financiers s’est montrée particulièrement innovante en réponse à la pandémie de COVID-19, une tendance également observée dans d’autres pays comme l’Australie et Singapour. L’industrie des services financiers a aussi réalisé des bénéfices records pendant la pandémie ; donc l’argent était là, un phénomène également présent ailleurs.
Malgré l’orientation conservatrice des entreprises canadiennes, le pays regorge d’idées nouvelles et d’énergie en matière de technologie. Par exemple, « nous sommes enthousiastes face à l’avenir et tout ce qui est cosmopolite, dit Howard. Nous investissons réellement dans l’innovation, avec des start-up dynamiques et des efforts universitaires. On voit le phénomène particulièrement à Toronto mais aussi à Montréal, notamment en matière de santé. C’est en fait une tendance nationale — de Saint-Jean à Victoria. »
De plus, poursuit Howard, « les grandes entreprises veulent innover plus rapidement, elles sont prêtes à prendre plus de risques. Elles font aussi plus de financement et de partenariats (la banque RBC en est un bon exemple) avec des mises de fond importantes suivies d’achats ou de partages de bénéfices. Olvet, quant à lui, note l’importance des investissements de la Chine dans notre développement informatique.
Les start-up sont aussi les bienvenues chez nous pour mettre leurs nouvelles technologies à l’épreuve dans un environnement réel, dit Howard. En outre, « il existe de nombreux programmes de transition numérique lancés par le gouvernement fédéral, ajoute Olvet. Nous sommes dans une tendance à la hausse, en particulier pour les solutions développées au Canada. Le défi, c’est de construire une activité durable. »
La culture d’accueil du Canada contribue également à stimuler l’innovation, dit Howard. « Le Canada exerce un puissant attrait pour les étudiants internationaux, explique-t-il. Cela résulte en un mélange intéressant d’individus parmi les plus intelligents de la planète. Et le Canada possède une longue histoire d’immigration, notamment des Sikhs et des expatriés de Hong-Kong. Il y a donc un capital social et une voie familiale déjà tracée. Olvet constate le même avantage : « Notre politique d’immigration et notre ouverture à la communauté internationale ont peut-être attiré des talents qui, à l’origine, regardaient plutôt du côté des États-Unis. Cela fait partie de notre culture. »
Les modèles de travail au Canada
Les Canadiens ont moins tendance que les Américains à déménager dans une nouvelle ville pour leur travail, dit Olvet. Cela crée un marché de l’emploi inégal, de sorte que les régions qui subissent une crise se retrouvent avec une surabondance de talents informatiques, comme on l’a constaté dans l’industrie des matières premières, alors qu’il y a pénurie là où l’économie est florissante.
La pandémie de COVID-19 a éveillé les organisations canadiennes aux avantages du travail à distance — comme partout ailleurs dans le monde développé. Cela a contribué à corriger certains déséquilibres régionaux de la main-d’œuvre. « Le phénomène a également mené à la volonté de favoriser l’innovation numérique locale », dit Olvet — ce qui avait en fait déjà commencé avant la pandémie.
Mais beaucoup d’emplois à distance restent inexistants, dit Olvet : « On met alors l’accent sur l’innovation, par exemple via l’automatisation et la robotique. Mais pas autant qu’en Asie, conclut-il ».
Le gouvernement, ce grand bassin de besoins informatiques, est confronté à un dilemme de main- d’œuvre, dit Howard : « Ces organismes ont besoin d’offrir un marché important pour les DSI du secteur public, car il s’agit là d’une part énorme de l’informatique. Mais les salaires inférieurs et les attitudes gouvernementales conservatrices n’attirent pas suffisamment de talents à tous les niveaux. Étouffés par la tradition, les gouvernements sont désormais poussés à ressembler davantage au secteur privé. Les employés doivent donc être formés en conséquence ». Le problème est pire pour le gouvernement fédéral car « il est beaucoup plus facile de faire avancer les choses aux niveaux provincial et municipal qu’au plan national ; c’est dans les villes que l’informatique est la plus créative ».
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